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Le tour du blues en 80 mondes propose une approche du jazz contemporain nouvelle, radicalement nouvelle, parce que comme le football, la cuisine provençale, ou la pêche au lancer, le jazz a été enfermé dans ses magazines et sa critique, ses festivals, ses radios : le monde contemporain réduit tout en spécialités. Ce qui est (peut-être) malheureux pour le foot, la cuisine provençale et la pêche au lancer, l’est encore plus pour le jazz. L’univers du jazzman ne se limite pas à des questions esthétiques, instrumentales, de dope, ni même, le croirait-on, à des questions d’argent. Le jazzman — et partant, la musique — vit tous les aspects du monde. Les musiciens lisent, s’intéressent à la biologie, à la politique, à la pêche au lancer, aux fourmis ou à la cuisine bourguignonne, à l’œnologie, à la mécanique quantique et ils vont au cinéma. On pouvait certes s’en douter, mais cette évidence est en permanence occultée par les maniaques du compartimentage. Le projet 80 blues inaugure un démantèlement du cloisonnement.
Le projet se construit à partir de 80 blues du compositeur français, pionnier du free jazz, François Tusques. Ces 80 blues produisent autant de films courts, protéiforme. Leur ensemble forme un “documentaire” circulaire qui peut être organisés selon différents programmes, en concert, par exemple où une musique (live) s’inspirerait directement de son double (enregistré ). «Intégrés à une série de concerts, explique François Tusques, ces films participeront au développement de ma musique. Devant mon piano, j’improviserai à partir des “films-mondes” (le thème seul étant exposé sans variations dans le film.) Il s’agit pour moi de dialoguer avec ce qui est revenu de ma composition originale sous forme d’images-mondes et de récits. »
Le projet 80 blues est à la convergence de trois domaines, trois grands domaines pour le moins — musique, image, récit — autant dire : cinéma!
Cinéma? Pour autant, ces trois domaines ne sont pas ici en relation simultanée. L’un des postulats qui sous tend le projet s’appuie sur cette proposition de Prokofiev qui— s’en souvient-on? — entendait, avec Eisenstein et d’autres cinéastes et compositeurs, organiser une convention pour déconnecter le pouvoir émotionnel de la musique, afin que le spectateur puisse garder quelque libre arbitre. Résolution remarquable —que l’arrivée au pouvoir de Staline atomisa.
Le projet 80 blues rompt avec l’inépuisable pratique contemporaine qui consiste a employer la musique uniquement au plan de sa résonance émotionnelle, de faire valoir indécelable au service du visuel et de la narration. Cette considération a amené Jean-Max Albert à inverser les rôles, en s’interrogeant sur le contenu visuel d’une musique et celui des récits qu’elle porte. Elle l’a conduit à scinder chaque film court en deux parties — Pour l’une: la musique sans ses images. Pour l’autre : les images de la musique, sans la musique.
De ce fait, la mélodie se fait entendre devant un écran de cinéma absent. Non pas noir, mais comme frappé d’une sorte d’antiprojection : que voit-on lorsque l’on écoute avec beaucoup d’attention ? La réponse est : rien, — ou presque: ce que voient des yeux fermés : phosphènes, brumes vaguement colorées. Rien ne distrait de la musique, restée seule. On écoute en paix les blues de François Tusques : ils tiennent du Haïku, ils évoquent par leur invention et leur fraîcheur, l’esprit de Monk ou de Satie ; une paix magnifique est à l’écran.
Tout à la musique, notre esprit, a coupé le robinet de l’imagerie mentale.
Il en va tout autrement aussitôt que l’attention se relâche. Dans un état défini sous le nom de distraction, notre projecteur interne se remet en route. Julio Cortazar fait observer que la distraction peut être une forme différente de l’attention. Une forme qui ouvre la porte à l’imaginaire. Cette fois, c’est la musique qui fait du cinéma. : une musique visuelle, qui se visite partition en main, comme on visite une contrée avec une carte routière. Ce que fait la vieille japonaise de Sérénité, une japonaise qui par ailleurs, fait des citations latines — le blues est éclectique.
Ainsi, dans la timeline de Final Cut, la musique a-t-elle quitté la bande son pour sauter à l’étage du dessus. Nous allons apprendre à quoi les musiciens rêvent entre les choruses? Et même pendant! A quoi le jazz (référence du prochain Resnais) pense-t-il?
Depuis plus d’un siècle, il en a vu — et il est resté libre! Jazz Free par ses ruptures de tonalités, ses variations de rythmes. Jean-Max Albert est aussi musicien ; il organise prises de vues et montages comme François Tusques à construit ses blues : superposition, collages, techniques dodécaphoniques. Pratiques inaugurées par Charlie Parker qui assemblait des riffs de Count Basie.
Le radicalisme expérimental des juxtapositions révèle celui des mondes qui sont rapprochés. Le projet 80 Blues trace des chemins de traverse, lance des sondes cosmiques, investit les particules élémentaires. Il réunit ces idées, ces événements que, sans répit, le syndrome contemporain de spécialisation s’obstine à éloigner dans des arborescences toutes informatiques, et à isoler dans des compartiments étanches — que le jazz, tout aussi contemporain, s’applique à débonder. La vérité historique? Selon quelle physique ? La terre tourne-t-elle autour du soleil? — Et pendant la nuit, demande l’enfant, elle tourne autour de quoi? L’espace ouvert par cette question est celui qui gouverne les rapports de Jean-Max Albert. Car ses films sont autant de rapports, de comptes rendus qui survolent en altitude les champs de mines de la logique. Billie Holiday rêve-t-elle dans un décor du Cotton Club, que son rêve se relie à un rêve de Coleridge, lui-même prolongement d’un songe de Kublaï Khan : selon Borges (de passage). Et pourquoi Monk n’aurait-il pas rencontré Mondrian? Rien ici ne manque quand au temps et au lieu : 1942, Manhattan. Quel rapprochement pourtant! Plus que des vérités historiques, il y a une histoire des esprits. Il y a bien une peinture dans les plis de la musique de Monk et la peinture de Mondrian est soutenue par une main gauche monkienne. La nuit : la terre tourne autour de la lune. Et la caméra autour de la musique. Les relations jazz et cinéma sont fortement marquées dans le Don Cherry: construit à partir du documentaire de Jean-Noël Delamarre (tourné en 1970) salué avec une incrustation du générique dans un écran publicitaire géant de l’avenue Willshire à Los Angeles par un crépuscule doré. Don Cherry, en noir et blanc 16 mm, chasse des démons dans les arènes de Lutèce et court dans un vent en si bémol cependant que le réalisateur achète un immeuble à Hollywood et saute de joie dans un arrêt sur image. L’immeuble est le Bradbury building, méconnaissable, débarrassé sous un soleil de septembre des pluies nocturnes, des jets de fumée et des gyrophares stridents de Blade Runner. Images d’archives, prises de vues de par ce monde des 80 mondes-blues. Prises de vues avec ces “petites caméras japonaises” que Godard, narquois, recommande depuis si longtemps à qui veut faire un film. Les longues focales ne sont pas stabilisées, mais on le sait bien: le numérique, peut tout faire. C’est comme si, remarque Albert, on vous allouait du jour au lendemain trente ans de pratique du piano: ce qui serait merveilleux pour qui a de la musique en tête resterait sans aucun interêt pour un autre.
Pour ce qui est de la technologies voyons Le Bluesitron: Un travelling (fait main), dans un couloir dont l’esthétique illustre vertigineusement la normalisation internationale, nous amène chez Blanksman (blank c’est l’anglais pour vide) Blanksman dirige-t-il une multinationale de l’industrie pharmaceutique ou une major? Pire: il s’agit d’une fusion des deux! Cette fusion, de la pharmacopée et de l’informatique propose un produit nouveau: le bluesitron. On absorbe de la musique comme un médicament: fin des concerts, des disques, de l’oreille, et sans doute de l’entendement! Avec des cadrages à la limite du décentrement, parodiées avec complicité par Denis Colin, Noël McGhie ou Alan Silva, la campagne publicitaire de ce futur sinistre bat son plein. On admirera le packaging du Bluesitron, convenu comme la charte couleur d’une lessive et les annonces télévisuelles enthousiastes de chinois hilares. Si la Maison Blanche consulte encore les scénaristes comme au lendemain du 11 septembre, elle devrait s’intéresser à cette issue.
Dans un autre registre (mais aucun des blues n’est dans le même registre) nous trouvons avec Phineas Newborn, Buster Keaton enrôlé comme musicien : un musicien (muet?) décidé à l’ouvrir. C’est une fenêtre qu’il ouvre pour commencer, mais, est-ce l’échafaudage incertain du monde qu’il découvre? il court s’enfermer… dans un poirier. Dans la matière même de l’arbre, dans l’épaisseur du bois. Rêvé à la façon du vieux Bachelard, le parcours de Newborn/Keaton remonte le méristème du poirier et s’achève par la production d’un fruit; mais ce fruit ne correspond pas à la norme : c’est une pêche! Le free jazz métisse, greffe féconde.
Le grand intérêt du projet 80 blues tient à l’extraordinaire diversité que génère le transfert opéré de la musique vers le visuel. Car, en plus d’un récit et de ses images “cinéma”, chaque blues, chaque séquence— ou chaque film court si l’on préfère,— est agrémenté, ornementé d’un pictogramme au moyen duquel Jean-Max Albert envisage (encore) un autre niveau des relations de la musique au monde visuel : « La structure secrète qui sous-tend une mélodie ou une suite harmonique, et qui peut, fugitivement, se reconnaître configurée dans le dessin d’une branche d’arbre, l’arrangement des casseroles sur un mur de cuisine, ou trois kakis disposés sur une natte. Paul Klee s’y est intéressé avec ses travaux de transposition, dans le domaine plastique, d’oeuvres polyphoniques ; Matisse qui évoquait les analogies d’une composition peinte avec les harmonies d’une musique ; Edgar Varèse qui quittait une composition musicale en cours pour aller la peindre, puis revenait à sa partition. » A-t-on jamais spéculé sur Varèse disposant des effets spéciaux graphiques disponibles aujourd’hui? Que sait-on de la rencontre à New York en 1942 de Thelonious Monk et de Piet Mondrian ? (Monk et Mondrian)
Si neuf films sur dix de la production cinématographique actuelle sont parsemés de coups de feu, le projet 80 blues est le dixième — Bien qu’une détonation se fasse entendre dans Calme intérieur. Si la poursuite est à la base de neuf films sur dix, le projet 80 blues est encore le dixième. Une poursuite pourtant : celle du budget. Même si l’art doit s’en défier, il faut bien parler de budget. Même si dans Money Jungle, provocateur, le réalisateur tourne une séquence où il prétend s’enfuir devant l’arrivée d’énormes paquets de fric.
Ce serait une erreur de François Tusques et Jean-Max Albert que de fuir les soutiens financiers : il doivent penser aux cachets de Keaton, de Varèse, de Monk, de Klee…

Louis Weehawken