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Celui qui, accoudé par une belle nuit au bastingage d’un petit bateau observe la lune et qui, sans même y penser, neutralise par un balancement de son corps les effets d’un léger roulis, celui-là verra une lune immobile, fixe, suspendue dans le ciel comme on dit… Sara Holt, dans la même situation, ne dissocie pas son regard du mouvement des vagues : elle s’adosse au mât et se lie aux mouvements du bateau et ainsi à ceux des vagues ; puis elle ouvre l’œil — celui de son appareil photographique — et à travers lui, regarde alors dans le temps. Ce qu’elle découvre et enregistre alors scrupuleusement pour nous, c’est qu’en accompagnant les mouvements de la mer, la Lune mène un étrange ballet. Si l’on considère attentivement l’ensemble de cette disposition qui réunit la Lune, les vagues, le bateau et l’artiste, on aperçoit les rouages d’un cycle. En se souvenant des relations qui unissent Lune, vents et marées, on comprend que la Lune bondit sur les vagues comme une danseuse, et qu’au centre de ce dispositif de rebonds, Sara Holt présente à la Lune le miroir où s’inscrivent ses cabrioles. À cette occasion la Lune, pour une fois, peut apprécier les effets de ses secrètes pirouettes ; on pense qu’elle réalise des sortes d’autoportraits, assistée par l’artiste qui nous en rapportera les épreuves.
Ainsi, au contraire de la prise de vue photographique habituelle qui consiste à isoler l’instant que l’on a sous les yeux, les prises de vues de Sara Holt accumulent ce qui s’est passé devant nos yeux dans la durée : une suite de ces instants et les marques qu’ils contiennent, sans que notre regard en retienne les traces. Les images qui résulteront de ces longues poses ne peuvent être que pressenties ; beaucoup d’intuition, beaucoup d’expérience, beaucoup de patience en esquissent les contours, mais la photographe ne voit pas ce qu’elle photographie. Elle ne peut que deviner, supputer, et surtout espérer des signes qui n’apparaîtront qu’au moment du développement, avec ses déceptions mais aussi des surprises et des récompenses naturellement célestes…
Quand la Lune s’absente, c’est pour faire place aux étoiles, et il n’est pas que le pont des bateaux à être en mouvement : notre planète — que l’on compare parfois à un immense vaisseau spatial— se déplace, on le sait, en tournant. Au-delà de l’horizon le ciel se déroule, et l’horizon devient pour le ciel un premier plan. Ce premier plan tient un grand rôle dans les photos de Sara Holt. Elle insiste sur la situation géographique de ce premier plan terrestre. Cette localisation a de l’importance non pas en ce qu’elle modifiera l’angle de vue que nous avons sur le cosmos — dont il faut se souvenir qu’il ne change guère d’une extrémité à l’autre de notre course autour du soleil — mais parce qu’il en augmente la perception selon la qualité du paysage. Ce premier plan avec ces arbres familiers redouble la force de l’immensité striée qui défile derrière lui. En en montrant l’échelle, il augmente de la densité du vertige. Tel ce vieux mur de pierres en Provence où les lucioles voisinent sur le cliché avec les plus lointaines galaxies. Du vieux mur de pierres à la grandeur du Stromboli en éruption, chaque premier plan nous est donné comme une plate-forme. Notre plate-forme. La grande passerelle d’où nous voyons l’horizon basculer sans fin dans l’espace où notre planète se précipite sans rémission. Souvent nous oublions cette rotation savante… instinctivement l’esprit rejette ce tournis vers l’inconnu pour en revenir à l’irrépressible habitude de se penser fixe et au centre du monde. Aussitôt le mouvement s’inverse comme – image inépuisable — lorsque le train voisin se met en route et nous fait croire que c’est le nôtre qui bouge. Ce n’est plus dès lors l’horizon qui s’enfonce dans le noir sidéral zébré de couleurs invisibles, ce sont les étoiles qui “montent “ et des planètes qui “se couchent“ ou se “lèvent“ derrière un horizon maîtrisé. Nous voilà dans la naïveté bienheureuse au centre de l’obscurité.
Curieuse obscurité que celle du ciel nocturne : une obscurité qui nous laisse voir l’immensité de l’inconnu tandis que le grand jour nous la cache. Dans cette obscurité, l’accumulation de lumières que Sara Holt enregistre sur la pellicule nous conduit à cette interrogation qui, de prime abord semble incongrue, une de ces questions candides et imparables dont les enfants ont le secret. Une question qui nous accable de sa logique aveuglante et peut-être aussi du regret de ne pas avoir su la poser nous-mêmes : comment se fait-il que le ciel qui est peuplé d’une infinité d’objets lumineux ne soit pas infiniment lumineux ?*

Jean-Max Albert
In Alliages n°19 été 1994

*(NdE) Connue (abusivement) sous le nom du paradoxe d’Olbers, cette ancienne et profonde question n’a reçu que récemment une réponse scientifique apportée par la cosmologie moderne, après avoir été pressentie par…Edgar Poe, dans son énigmatique essai Eurêka.
Voir le fascinant ouvrage entièrement consacré à cette question : Edward Harrisson, Le Noir de la nuit, Seuil, “science ouverte“ 1990