Lorsque l’on regardait un tube de peinture, il y a quelques années, représentait-il dans notre esprit la potentialité de tous les tableaux possibles, tous styles confondus? Si parfois cette réflexion nous venait — elle était peut être inspirée par le virtuosités d’un Picasso “live” montré par Clouzot—, le déroulement des formes et des couleurs restait lié à une soumission technique conduite dans un rythme solaire bien éloignée de l’uchronie informatique. Puis, la notion de potentialité se déplaça sur un autre, plan avec cette idée que l’on passait d’un matériau qu’il faut transformer à un matériau qui fait quelque chose comme l’a remarqué ici Franco Torriani (1)
Avec ce matériau qui fait quelque chose, on le sait, toutes les images possibles sont possibles — et même d’autres! Elles le sont par une pratique de choix et de décisions qui ne reposent sur d’autres technique que celle de la machine : l’ordinateur et le programme sollicité. Au cours d’une création, la nécessité intérieure chère à Kandinsky se trouve sollicitée sans cesse, et sans fin. Comment ne pas évoquer ici l’infini, «ce concept qui corrompt et altère tous les autres» disait Borgès. Puisque, l’infini est par nature inconcevable, il faudrait situer juste au bord qui le précède, une étape de quantités ultimes représentant la masse d’images qui se produisent aujourd’hui (et qui le dispute à la masse des textes). Avec cette averse ininterrompue d’images les contenu de l’une est rendu sur le champ illisible par le flux des autres — comme les photogrammes du film. Les images en principe fixe de ce flux se dissolvent comme les rêves qui ne laissent aucune mémoire. Ce qui ne se dissout pas c’est un malaise de n’avoir rien saisit. Se pourrait-il, comme l’envisage Calvino, que l’inconsistance même affecte le monde ? Tout indique l’augmentation et l'accélération de cette pluie d’images, pourquoi alors ne pas évoquer le déluge invoquer Noé et construire une arche ? La question que présentent aux artistes les technosciences est celle, liée à l’état de quantités illimitées, de la dissolution de la forme qui entraîne avec elle l’achèvement, par saturation, d’une certaine histoire de l’art. Mais un achèvement a-t-il d’autre fonction que d’introduire une suite ?
Dès la première ligne de sa Brève histoire du temps Stephen Hawkin nous rappelle que nous menons notre vie quotidienne sans rien comprendre au monde qui est le notre. La conscience d’un réseau d’action technique qui englobe le monde ne doit pas être banalisée. Elle appelle à développer une réflexion écologique en ce sens que lui donne Gilbert Hottois : «Bien au delà des faciles nostalgies et retours à la nature absolument irréalistes, l’écologie constitue la prise de conscience de plus en plus lucide et organisée de cette nouvelle perception du monde. Tel est le sens philosophique profond de l’écologie : «le monde en entrant dans le champ de notre action technique entre en même temps dans celui de notre responsabilité.» Les œuvres qui ont pour ambition de se situer dans cette responsabilité retrouvent consistance et se détachent de la pluie d’images.
Ce sens philosophique de l’écologie concerne l’ensemble de la plage sociale, c’est pourquoi les œuvres qui s’y réfèrent devraient trouver place dans les espaces communs de la société : la ville, les médias, bien avant celui des musées. Un art en milieu public qui ne devrait plus être confondu avec un art privé transplanté en milieu public comme le remarque James Wine : trop peu d’artistes semblent capables de se détacher de leur formalisme, ils s’embourbent dans des exercices de formes ou de volumes ou de structure et ne savent réaliser que leurs autoportraits. Quel meilleur remède opposer à cela que d’oublier l’artiste au profit de l’œuvre, au profit de ce que Flaubert nommait Poétique insciente : chaque œuvre a sa poétique spéciales en vertu de laquelle elle est faite et elle subsiste. Ou Francis Ponge, en arrivant à être partisan d’une technique par poème, et Roland Barthes proposant une science ou un art de l’unique et du non répétable : une Mathesis singularis.
(1) Une technologie fondatrice AT n°3